Il y a quatre ans, à l’occasion d’un billet « décryptage » nous avions mis en évidence l’origine de la reproduction en gravure d’une photo de pirates décapités en 1894 que de nombreux articles vietnamiens en ligne liaient à l’exécution des protagonistes de la révolte de Yên Bai en juin 1930. Malgré une certaine ressemblance, il ne s’agit pas des têtes des treize militants du VNQDÐ (Parti national du Viêt-Nam) guillotinés à l’aube du 17 juin 1930 à Yên Bái.
Olivier, un lecteur de Mémoires d’Indochine vient de contribuer à cette enquête photographique en nous livrant plusieurs éléments clés au sujet de deux photos présentées dans notre billet de mars 2014.
En effet, il possède dans sa collection personnelle l’original de la photographie qui a servi à illustrer un article de L’Illustration (N°2685 du samedi 11 août 1894) puis par la suite à l’édition de cartes postales.
Vendeur professionnel spécialisé dans les photos anciennes, il a récemment acquis auprès d’un brocanteur un lot de photographies prises pour la plupart en Chine et en Indochine entre 1860 et 1895. Selon lui, il s’agit sans doute d’archives appartenant à un ancien militaire français en poste en Asie.
Première photo décryptée :
N°1 Jean-Marie Le Priol (XIX-XX) ou Pierre Dieulefils (1862-1937), Indochine (Vietnam), Têtes de pirates décapités, Juin 1894, légende manuscrite sur le montage en haut « Juin 1894, Prisonniers pirates échappés des prisons d’Hanoï après avoir assassinés les sentinelles, repérés à 8 km de la ville barricadés dans une pagode », tirage albuminé, dimensions tirage 23,2 x 17,4 cm., du montage 31,3 x 24,2 cm.
Seconde photo décryptée :
Plus intéressant encore, ce lecteur nous rappelle l’origine de la seconde photographie, également présentée sur plusieurs sites vietnamiens comme étant celle des corps décapités des militants du VNQDÐ à Yên Bái. Et là, nouvelle surprise, puisque nous ne sommes plus en Indochine coloniale mais dans la Chine impériale comme l’indique sa légende.
N°2 William Saunders (1832-1892), Chine, exécution publique, vers 1865-70, inscription manuscrite à la mine sur le montage en français « Exécution – Hong-Kong », numéroté dans le négatif « 32 », tirage albuminé, dimensions photographie 27,3 x 19,2 cm., montage 31,2 x 24,2 cm.
Le 17 juin 1930, à l’aube, treize militants du Parti national du Viêt-Nam (Việt Nam Quốc Dân Đảng – VNQDĐ) étaient guillotinés à Hanoi. Cette exécution a été décrite par le journaliste Louis Roubaud dans un célèbre ouvrage intitulé Viêt-Nam la tragédie indochinoise (Librairie Valois, 1931), réédité en 2010. Jusqu’à une période récente aucune image des têtes des partisans du VNQDD exécutés ce jour là n’était disponible.
Or, depuis quelques années, une carte postale reproduisant l’image de treize décapités circule sur la toile, dans des monographies sur le VNQDĐ et parfois même dans des présentations académiques pour illustrer les guillotinés de Yen Bai. Malgré une éventuelle ressemblance s’il l’on n’y prend pas garde, il ne s’agit pas des têtes de ces condamnés à mort. Retour sur cette confusion.
Image 1 : Une carte postale ancienne colorisée (N°47 de la Maison Passignat)
La légende de cette carte postale diffusée sur la toile est inscrite en bas de l’image au centre : « 47. Têtes de pirates décapités (N° 1) ». La numérotation entre parenthèses laisse supposer qu’elle appartient à une série publiée sur le même thème, ce qui est le cas (voir en fin d’article, Image 10).
Détails intrigants
Notre regard s’est d’abord porté sur plusieurs détails intrigants. Une critique externe du document s’imposait. Le premier détail qui saute aux yeux concerne les timbres figurant sur les cartes postales. Celui de type Grasset (5c vert) mis en circulation en Indochine au mois de juin 1904 et le type Annamite (5c vert) mis en circulation en 1907. Il paraissait peu probable d’avoir été tous deux utilisés jusqu’en 1930 date de l’exécution.
Image 2 : timbre type Grasset en haut à droite
Source : Cartes postales coloniales (Association des Anciens et Retraités de la Banque Indosuez)
Image 3 : timbre type Grasset en bas à gauche
Source : postcardman.net
Le second détail, concerne la signature de la carte postale. Sur certaines d’entre-elles un tampon rouge apparaît en bas à droite de l’image. Il s’agit du logo-type de la maison Passignat, éditrice de cartes postales sur l’Indochine et la Chine jusqu’en 1922.
La regrettée Marie-Hélène Degroise (1947-2012), conservatrice aux archives (CAOM devenu ANOM), nous livre cette information précieuse sur la Maison Passignat :
Passignat est commerçant quai du Commerce, et signe toujours du même signe : un cartouche à l’encre rouge représentant un porteur de palanche. Il édite aussi sur le Cambodge et sur la Chine (Kouang-Tchéou-Wan), mais les vues qu’il choisit sont toujours très intéressantes par les scènes de la vie quotidienne ou les paysages qu’elles montrent. En 1922, la maison Passignat existe toujours, mais est en gérance, installée aux 11 et 13 rue Borgnis-Desbordes, spécialisée dans la gravure, l’encadrement, et les articles cultuels et funéraires.
Il paraissait donc peu probable que la Maison Passignat ait édité cette carte postale après 1930.
La véritable source
Enfin, une investigation plus poussée sur les sites de collectionneurs (en général bien informés) à partir d’une série de mots-clés (pirates, décapités, Tonkin, têtes…) nous mena jusqu’à un numéro du journal L’Illustration paru en 1894 soit 35 ans avant l’affaire de Yen Bai. L’image des fameux « pirates décapités » est reproduite, sous forme de gravure, à la page 121 du N° 2685 (52e année) du samedi 11 août 1894. Elle est légendée : « Au Tonkin. – Têtes des pirates décapités après leur évasion de la prison d’Hanoi » et gravée d’après une photographie de Lepriol.
Image 4 : Recherche sur le site de L’Illustration :
Image 5 : La gravure éditée par L’Illustration en page 121 du N° 2685
Le journal offre au moins deux informations importantes. En premier lieu, elle livre le nom du photographe Lepriol (il s’agit de Le Priol), présent en Indochine à la toute fin du XIXe siècle. En second lieu, le journal rappelle le contexte de l’exécution. De quoi s’agit-il et qui sont ces hommes ?
Sur la première information concernant l’auteur de la photographie, Marie-Hélène Degroise dans sa recherche minitieuse sur les Photographes d’Asie (1840-1944) resitue le personnage et s’interroge sur la paternité des clichés de « décapités » habituellement attribués à Dieulefils :
Jean-Marie Le Priol, est originaire du Morbihan, comme Dieulefils : il est installé dès 1894 à Hanoi comme photographe et L’Illustration publie cette année-là un de ses clichés représentant une exécution de pirates. On peut donc se demander si les clichés ayant servi à éditer les cartes postales représentant le De Tham et son entourage (rébellion de Yên Thê) sont de Dieulefils ou de Le Priol (1898-1905).
En prenant des précautions quant à l’impact que pourrait susciter la publication d’une telle image, dans une chronique intitulée « Les révoltés d’Hanoi », L’Illustration nous informe sur la rebellion qui mena à l’exécution de ces huit Tonkinois. Extraits en p. 124 :
[…] Voici en deux mots l’incident qui a donné lieu à cette multiple et sanglante exécution. Le 19 juin dernier [1894], pendant un violent orage, les pirates prisonniers employés comme coolies au jardin d’essai d’Hanoi, sautèrent subitement et avec ensemble sur les faisceaux, s’emparèrent de huit fusils et des munitions et prirent leur course dans la direction de Sontay, après avoir tué le factionnaire à coups de baïonnette et blessé deux miliciens ; poursuivis aussitôt par la milice indigène commandée par l’inspecteur Chigot et les gardes principaux Savoyat et Turcaz, ils furent atteints, après une poursuite de deux heures, dans la pagode du village de Trien-Khuc, à un kilomètre de la route de Phu-Thanh-Oaï, où ils s’étaient réfugiés pour éviter les coups des habitants du village qui voulaient leur barrer la route. Il fallut faire de la pagode un siège en règle et en créneler les murailles pour pouvoir tirer sur les fugitifs. L’affaire fut chaude ; trois miliciens et un habitant de Trien-Khuc y laissèrent la vie, sept miliciens furent blessés ; mais les treize rebelles, tués ou blessés dans l’engagement, furent décapités séance tenante et leurs têtes rapportées pour l’exemple.
L’affaire fut donc très sérieuse et les prisonniers « rebelles » étaient déterminés à aller jusqu’au bout de leur action. L’affaire expose sans fioritures le traitement infligé à ceux qui défient l’ordre colonial. Cette image symbolisant parfaitement cette brutalité et sa mise en scène a donc été reproduite sous la forme de cartes postales aux alentours de 1904-1908 alors que la résistance du célèbre De Tham (Hoang Hoa Tham, 1936-1913) s’amenuisait. S’il s’agit bien ici de résistants à la colonisation, le journal ne donne pas d’indication sur leurs actions passées et les raisons de leur incarcération. Quant au « complot », il aurait été inspiré par « un ancien lieutenant du pirate Tay, récemment exécuté » sans plus de précisions.
Une figure iconique
A l’heure d’internet, l’image, très emblématique, a été rapidement diffusée sur différents sites et blogs en particulier sur le site officiel du VNQDĐ aux Etats-Unis.
Image 6 : Reproduction sur le site du VNQDĐ (Parti Nationaliste du Viêt-Nam)
Source : Viet Quoc
L’image est tranformée en « icône » pour illustrer le 78e anniversaire (2008) de l’exécution des héros du VNQDĐ comme le montre cette photo encadrée placée sur l’autel des héros patriotiques (ci-dessous à droite de l’encensoir).
Image 7 : Gros plan sur les 13 « Liệt sĩ » (héros morts pour la Patrie) sur l’autel du VNQDD
Source : Viet Quoc
La réédition de la monographie de Hoàng Văn Đào (Lịch Sử Đấu Tranh Cận Đại 1927-1954 – Việt Nam Quốc Dân Đảng) sur ce parti publiée en 2006 (4e éd.) par les éditions Tân Việt n’échappe pas à cette erreur. En p. 158 figure la carte postale agrémentée de la légende : « Thủ cấp của 13 Liệt sĩ Yên Bái lên đoạn đầu đài vào sáng sớm ngày 17/6/1930 » [Têtes coupées des 13 Martyrs de Yên Bai, guillotinés à l’aube du 17 juin 1930]. De même, l’illustration est reprise dans l’ouvrage trilingue de Linh Linh Ngọc, Une route interminable, compilation de textes dédiés aux martyrs du VNQDĐ (voir p. 264, Ed. Gió Đông, 2004).
D’autres sites mentionnant la mutinerie de Yen Bai se sont servis de cette illustration sans plus de précautions comme l’atteste l’entrée dédiée à l’année 1930 sur un site à vocation historique : 1930: 13 Viet Nam Quoc Dan Dang cadres, for the Yen Bai mutiny
Image 8 : Executed today
Il existe pourtant une seconde image, moins spectaculaire, qui met en scène les exécutés et leurs exécuteurs. Cette image reste difficile à authentifier mais elle semble être tirée de la presse de l’époque. Ce qui ouvre la voie à une possible vérification :
Image 9 : Une nouvelle vérification s’impose
Source : Viet Quoc
Frappante, l’image de treize têtes a donc été reprise sur plusieurs sites dont celui du Parti nationaliste (VNQDĐ). Pourquoi cette confusion ? Au premier abord, l’image apparaît cohérente puisqu’il s’agit de la seule image disponible avec autant de têtes de « rebelles » décapités (13). En général, les cartes postales de ce genre présentent tout au plus trois, cinq, voire huit têtes comme le démontre l’exemple suivant publié par la même Maison dans la même série (ici le n° 48 avec cinq têtes).
Image 10 : La série continue (N°48 de la Maison Passignat)
En outre, la tête placée au centre de l’image afficherait une légère ressemblance avec le jeune chef du parti Nguyễn Thái Học. Malgré cette ressemblance lointaine et trompeuse, le chef du VNQDĐ au jour de son exécution ne donnait pas à voir le même visage que sur la photo de Le Priol. Voici comment le journaliste Louis Roubaud qui avait « vu mourrir ces hommes » à l’aube du 17 juin 1930, décrivit le chatiment imposé au dernier condamné :
– Viêt Nam !… Viêt Nam !… Viêt Nam !… Patrie du Sud !… Patrie du Sud !…J’entendis cela plusieurs fois et le mot retentissait encore à nos oreilles lorsque j’aperçus le dernier condamné, Nguyen Tai Hoc [Nguyen Thai Hoc], le Grand Professeur, le visage gras, une barbiche de lettré. Il souriait ! d’un sourire simple, sans contrainte, et il saluait la foule en inclinant la tête. Lui aussi, d’une fois forte et bien timbrée entonna : « Viêt Nam !… » et la main du légionnaire étouffa son cri [p. 161-162, souligné par nous].
Image 11 : portrait de Nguyen Thai Hoc, le jeune chef du Parti, abondant dans le sens de la description de Louis Roubaud
Besoin d’image, besoin de sens
Au delà de l’aspect descriptif, rapidement présenté ci-dessus, se pose la question du sens de ce détournement d’image. A défut de posséder une image iconique du drame du 17 juin 1930, le VNQDĐ s’en est créé une à travers les treize décapités de 1894. Peu importe la réalité historique puisque le symbole est fort et plus il est frappant plus il semble incontestable. Cette jonction entre l’image (exposition malsaine de treize têtes décapités alignées sur deux rangs) et le discours (exécution brutale de nationalistes vietnamiens) à des fins politiques n’est pas le propre de ce parti mais il témoigne de la volonté de la mise en drame par le visuel du destin des Vietnamiens en lutte jusqu’à la mort pour l’indépendance de leur pays. L’image détournée doit servir la cause indépendantiste, anticoloniale, nationaliste et révolutionnaire et nourrir la martyrologie du VNQDĐ.
Comble de l’ironie, ces révolutionnaires vietnamiens qui demandaient l’application de la devise républicaine « liberté – égalité – fraternité » à l’Indochine furent exécutés par l’instrument de terreur lié à l’imaginaire de la Révolution française. Les descendants de la Révolution française, placés en situation coloniale, usèrent de cette machine à tuer contre les partisans de la révolution vietnamienne. Cet écart de considération envers les « Annamites » avaient été, dès les années vingt, dénoncé par les révolutionnaires Nguyễn An Ninh ou Nguyễn Ái Quốc, le futur Hồ Chí Minh, eux aussi attachés aux idéaux de 1789.
Il est évident que ce détournement d’image n’enlève rien à la brutalité de l’acte répressif du 17 juin 1930. Il atteste, 80 ans après les faits, de ce besoin d’image, refusé par les autorités coloniales sur les massacres des milliers de révolutionnaires et de paysans (nationalistes ou communistes) lors des importantes révoltes de 1930 et 1931.
L’histoire contemporaine du Viêt-Nam, à la fois tumultueuse et complexe, est richement illustrée sur la toile. Cette histoire est d’autant plus riche en illustrations qu’il faut prendre garde à ce qui nous est donné à voir. Ce besoin d’images pour illustrer des périodes troubles de l’histoire doit de toute évidence nous faire réfléchir sur les sources iconographiques, l’utilisation de l’image sous toutes ses formes, son sens réel ou caché et sa circulation sur la toile.
François Guillemot, 28/03/2014.
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